Suite du récit de Si Lakhdar Bouregâa.
Nous nous sommes rendus dans la région de Djebel Ellouh, un maquis
célèbre, immortalié par ce chant :
Fi djebl ellouh yal khaoua fi djebl ellouh
Fi djebl ellouh kamira tebki ouetnouh
Kalbha madjrouh
Abdelaziz kouaha kia
Avec le chef du secteur, Rebbouh, originaire de Mouzaïa, j'ai passé la
nuit à établir un plan pour la prise du camp des harkas, où se trouvaient
une quarantaine d'hommes. Mais à travers nos contacts, nous avons
appris que l'armement de ces harkis était rudimentaire. Il s'agissait de
fusils de chasse et de mousquetons, inutiles pour nous. En accord avec les
karkis, nous avons décidé d'annuler l'opération, qui risquait de se retourner
contre nous. Ces hommes nous étaient en effet acquis. L'attaque ne
serait pas destinée à les éliminer, mais à les enrôler au sein de l'ALN. Mais
ils avaient peu de choses à apporter, avec leurs armes désuètes. Il était
préférable d'attendre une occasion plus favorable, d'autant plus que nous
risquions de détruire nos appuis dans ce secteur, qui était une source
d'approvisionnement importante pour l'ALN.
Nous sommes donc revenus vers le lieu de cantonnement de la compagnie.
Mais au matin, celle-ci s'est retrouvée encerclée, dans un endroit
peu propice pour subir un accrochage.
Une autre surprise, plus inquiétante encore, nous attendait.
Si M'Hamed, le chef de Wilaya, était lui aussi dans le secteur. Son poste de
transmission s'y trouvait. Il avait été informé de la présence de notre compagnie,
et s'en était approché. Il fallait donc, avant toute chose, assurer sa
sécurité.
Les unités françaises continuaient leur marche, dans un vaste mouvement
destiné à nous encercler. Elles agissaient visiblement sur la base de
renseignements précis. Attendre qu'elles se rapprochent encore et nous
repèrent nous ôterait toute chance de retraite. Il fallait absolument trouver
une autre solution, de toute urgence.
Une réunion des chefs de groupes et de sections fut rapidement organisée.
Abdellah, originaire de Annaba, un ancien footballeur, ancien
déserteur du poste de Gazelle en 1958, chef de groupe, prit la parole. Il
demanda qu'on lui donne six hommes. Son choix se porta sur Abdelkader
d'Arzew, Belkacem de Khenchela, Belaïd d'Azzeffoun, un moudjahid de
Mécheria et un autre de Biskra.
- Nous allons accrocher l'unité française, d'un côté, sur une crête, et
toi, tu prends l'autre versant avec Si M'Hamed, me dit-il.
J'étais étonné. Pourquoi ne prenait-il pas son groupe, tout simplement ?
Se méfiait-il de ses hommes ? Théoriquement, un chef de groupe préfère
toujours diriger ses propres hommes, qu'il connaît bien. Les hommes
deviennent plus solidaires, à travers les épreuves, et il lui est plus facile
de coordonner l'action.
- Prends ton groupe, simplement, répondis-je.
Il me regarda un court moment.
- Non. Ce que je veux dire, c'est que nous, nous ne reviendrons pas.
Nous voulons que vous, les vivants, vous racontiez ça. Que vous racontiez
comment le sang des Algériens s'est mélangé en cette journée.
Je n'avais rien à lui dire. Des hommes, venus de différentes régions du pays,
avaient combattu sous les ordres de Bougara. Ils l'avaient connu, apprécié,
respecté. Ils allaient se sacrifier volontairement pour le sauver.
Simplement. Dans un dernier geste, d'une formidable portée symbolique.
Peu après, nous les avons vu monter le versant de la colline, en face de
nous. Ils sont arrivés tout près de l'officier qui dirigeait l'unité française,
sur la crête. Nous les voyions marcher, puis ramper. Puis ce fut l'enfer.
Nous avons enregistré 22 chouhada ce jour là, mais la diversion fut un
succès. Si M'Hamed était sauvé.
Des avions survolèrent le champ de bataille pour jeter des tracts, ce 21
avril 1959. Ils étaient destinés Si M'Hamed. Le commandement de l'armée
française lui présentait ses " excuses " pour le retard pris pour lui
annoncer la mort de " vos amis Haouès et Amirouche ".
Nous avions pensé un moment que les harkas nous avaient trahis. En
fait, l'opération était montée contre Si M'Hamed, dont la présence avait
été détectée, et non contre notre compagnie.
Nous avions alors deux prisonniers. Si M'Hamed voulait les libérer. Il
leur a donné le tract à lire, avant de rédiger une réponse, qu'il leur a également
fait lire. Je me rappelle ces phrases : " Un Dien Bien Phu algérien
va forcément avoir lieu. L'important, ce n'est pas le lieu, ni la date. Mais
il aura forcément lieu, sur chaque pouce de la terre d'Algérie ".
Dans les conditions difficiles du maquis, Si M'Hamed veillait aussi à
maintenir le moral des troupes. Il avait un sens de l'humour particulier,
qui lui permettait de contourner une question délicate, de résumer des
questions difficiles. Il mettait alors de côté la gravité naturelle du personnage
pour en laisser percer un autre volet.
Arrêté, détenu avant l'indépendance,
obligé de se cacher ensuite, il fait partie de ces hommes qui n'ont
ni vie privée, ni fortune, ni biens personnels. Il a vécu et il est mort pour
un idéal. Malgré un sens de l'humour assez prononcé, il restait un homme
austère, vivant simplement, peu porté sur les plaisirs et le luxe. Il était
d'une moralité sans faille.
Il était peu intéressé par le pouvoir et les honneurs qui s'y attachent. Il
mettait sa vie au service de la révolution, comme tous les moudjahidine.
Il a toujours refusé de se rendre à l'extérieur, malgré les sollicitations en
ce sens. Pendant que d'autres colonels et chefs de Wilaya se transformaient
en diplomates, en bureaucrates ou en futurs putschistes, Bougara
continuait à sillonner les maquis de
de ses hommes, ce qui constituait, pour lui, la plus grande forme d'honnêteté
morale et intellectuelle, et la meilleure forme de militantisme. Il
savait que ses chances de survie étaient minimes, mais il refusait de se
retrouver aux frontières, particulièrement après avoir été convaincu que
les responsables de l'extérieur vivaient dans un autre monde, largement
déconnecté de la réalité de l'intérieur.
Bougara est resté chef de Wilaya pendant trente mois. Il les a passés
sur le terrain, sans jamais se rendre à l'extérieur. C'est la plus longue période
passée par un chef de Wilaya auprès de ses hommes. C'est une attitude
qui a fortement déteint sur les chefs de
notamment Si Mohamed Bounaama et Si Hassan : eux aussi ont toujours
refusé de se rendre à l'extérieur, préférant rester auprès des moudjahidine.
A suivre...
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